La lumière est forte aujourd'hui. Oliver rit dans l’eau avec d’autres gamins de son âge, ils profitent de cette clarté bizarrement intense. C’est à cause du ciel. Ils l’ont vide, en haut, sans nuage, juste un soleil brûlant. Je ne l’ai jamais vu moi-même, mais je le sais. C’est toujours le cas, il faut que le soleil brille pleinement et règne sur leur monde trop clair, pour que chez nous, l’atmosphère se fasse un peu moins sombre.
— Liesel nous rejoint ?
— Je pense pas, elle est à la serre avec Cameron, ils sont en train de trier je sais plus quelles plantes pour faire je sais plus quoi.
J’ai les pieds dans l’eau et un sourire mourant sur les lèvres. Scylla hoche la tête, laisse un silence s’installer un moment, avant de reprendre :
— C’est bien. Son nouveau boulot lui plaît, ça l’apaisera plus facilement.
La colère de Liesel n’est pas un secret entre nous. C’est même une évidence. C’est une émotion froide et dure qui plane dans son regard et qu’on ressent sans qu’elle n’ouvre la bouche. Il suffit qu’elle lève la tête pour que sa colère s’éveille, s’échappant dans l’air par la plus petite parcelle d’elle.
— J’suis pas sûre. Ça l'aide à aller mieux sur le moment, mais sa colère est tellement…
Mon corps reste immobile, à peine dérangé par les vagues qui font tanguer le ponton sur lequel je suis assise. Je regarde Oliver, au loin, et ses rires que je peux presque voir voler dans notre atmosphère d’eau et de sel.
— J’avais jamais vu ça, même chez Oliver. Pourtant il l’était tellement. Mais il criait. Il aurait pu tout détruire rien qu’avec sa colère. Liesel est… C’est…
Comme une cage autour de son cœur. Les barreaux sont assez gros pour laisser passer l’amour, la joie, la surprise et tout ce qu’une personne mérite de vivre. Mais son cœur reste enfermé et rien n’arrive à le libérer. Le cadenas est trop épais et personne n’a la clef.
L’air se bloque dans ma gorge. Personne n’a la clef mais quelqu’un pourrait l’avoir. Un jour, quelqu’un pourrait ouvrir la cage et libérer l’orage.
— Scylla…
Ma voix est basse, une brise cassée qui se perd dans l’air pour mieux être emportée.
— Je sais pas quoi faire.
Elle ne sait pas. Personne ne sait, mais j’imagine qu’elle peut deviner ce qui se bat en moi. Je connais Scylla depuis son arrivée ici. Elle a toujours été un pilier dans ma vie.
— Liesel est en colère, commence mon amie, mais elle est pas bête. Et elle t’aime. Parle lui, dis lui comment tu te sens. Elle t’écoutera.
— Et si elle le fait pas ? je murmure encore.
— Elle croyait qu’elle serait jamais prête à aller dans l’eau, mais t’as réussi à la convaincre. Tu lui as fait confiance et elle t’a fait confiance. C’est pareil ici. Fais lui confiance. Y a pas de meilleures réponses que se parler et essayer de comprendre.
Scylla a raison, bien sûr. Mais j’ai peur. Je le sens dans mon cœur qui bat de travers, mes mains moites et l’acidité dans mon ventre. Je pourrais la perdre. Si sa colère est plus forte que moi, si elle déborde par les barreaux de la cage, si elle devient un océan autour de son cœur, alors je pourrais perdre Liesel comme elle a perdu son univers.
Une main familière attrape la mienne. Je tourne la tête pour voir le sourire de Scylla, le courage qu’elle me donne et son éternel soutien. Plus loin, le rire d’Oliver résonne toujours aussi fort. Je ne peux pas vraiment perdre si je me rappelle à quel point je les aime.
L’eau coule contre ma peau. J’esquisse un sourire en la sentant sur mes joues, mon nez, ma bouche. C’est un contact familier, quelque chose que je n’ai jamais eu besoin d’apprendre à aimer. C’est en moi, ça l’a toujours été.
Des pas résonnent quelque part derrière. Elle non plus, je n’ai pas eu besoin d’apprendre à l’aimer. C’était là, ça s’est planté dans mon cœur comme une petite graine qui a grandi jusqu’à devenir une fleur.
— Qu’est-ce que tu fais là ? demande la voix curieuse de Liesel.
Elle glisse une main légère et tendre contre ma nuque, laisse ses doigts remonter dans mes cheveux mouillés puis s’installe à côté. Liesel ne plonge pas ses jambes dans l’eau. Elle les croise, remonte sa robe légère pour lui éviter d’être trempée.
— Je savais que tu viendrais ici.
— Tu me cherchais ?
Sa voix reste claire, joyeuse, mais elle ne peut pas empêcher une pointe d’inquiétude d’y percer. Parce que je ne viens jamais ici, pas quand je peux l’éviter. L’ascenseur est trop grand, trop lié à la ville flottante pour que je me sente à l’aise autour de lui.
Je devine son visage tourné vers le mien, ses yeux cherchant mon regard et les miens fuyant le sien. Juste une seconde, un moment perdu entre deux souffles du vent. Mon cœur bat, il frappe encore comme il frappait plus tôt.
— J’ai peur.
La vérité sort facilement, sans barrière, sans murmure. Je le dis sans trembler, et ça me donne enfin la force de la regarder. Ses yeux verts me fixent toujours, inquiets de ne pas comprendre et quelque part, inquiets de savoir. Mais Liesel est forte, elle repousse l’inquiétude pour attraper ma main et la serrer dans la sienne. Elle est mon ancre. Elle me garde à flot, m’empêche de me perdre sans jamais me noyer. Je referme la main sur la sienne pour la serrer comme elle me serre, pour être là comme elle l’est pour moi. Je la regarde, je plonge dans le vert éclatant de ses yeux et je ne les quitte plus.
— Je t’aime, Liesel. Je t’aime comme j’ai jamais aimé personne avant, je crois même quand je t’aime plus que tous les nuages de l’océan. Mais je peux pas choisir, et je sais pas quoi faire. Parce que je sais que tu m’aimes aussi, comme t’as jamais aimé personne, et que tu m’aimes peut-être plus que la chaleur du soleil. Mais ta colère reste, et je comprends.
Les mots fusent et Liesel se tait. Elle me regarde, peut-être incapable de parler. J’ai peur mais parler me fait du bien et sa main est toujours là.
— Tu ferais quoi si là, tout de suite, tu pouvais remonter ?
— Tu me demandes si je choisirais de rester ? elle demande, les sourcils froncés.
— Nan, j’ai pas… j’ai pas envie de choisir et je te demanderai jamais de le faire. Je veux dire, tu ferais quoi de cette colère, si tu pouvais remonter ? Tu détruirais le vaccin et tu déciderais qu’on doit tout recommencer ? Tu dirais aux pirates de remonter et aux autres de se réveiller ?
Liesel hésite une seconde. Ses doigts restent dans les miens mais son regard se détourne et devient plus lointain. Elle réfléchit, les yeux rivés droits sur les lumières.
— Quelque chose comme ça, j’imagine. Pourquoi ?
La peur revient. Mes pieds s’immobilisent dans l’eau, et je crois que mon cœur s’arrête.
— Parce que tu peux pas faire ça, je souffle cette fois. Je crois que je comprends l’envie ou le besoin de changer le monde parce que c’est injuste, mais… ils vous retirent votre libre arbitre et c’est ce que tu ferais aussi. Pour tous les gens qui vivent ici et qui aiment cette vie. Pour toutes les personnes en haut qui pourraient choisir qu’ils aiment vivre comme ça.
— Comment je suis censée faire, alors ?
— J’en sais rien, c’est pour ça que j’ai peur. Parce que je veux t’aider, je veux que tu sois heureuse. Je veux que tu puisses vivre comme tu veux vivre. Mais je veux pas… je veux pas que ça implique de tout changer pour ceux qui ont rien demandé.
Liesel regarde en l’air encore une fois. Elle recommence à penser, à réfléchir, et j’ai peur de sentir sa main lâcher la mienne pour me laisser voguer sans repère sur l’immensité de la mer. Quand ses yeux reviennent sur son visage, le sérieux que j’y trouve n’est pas dur mais sa détermination est farouche.
— Je comprends ce que tu dis, elle commence sans se soucier du vent qui emmêle ses boucles. T’as raison, je pourrais pas agir sans réfléchir si je veux défendre la justice et la liberté. Mais qu’est-ce que ça change ? On pourra jamais rien faire, hein ? Je dois juste apprendre à vivre avec ça.
Je serre sa main. Mes yeux se détournent pour regarder l’ascenseur immobile par lequel elle est arrivée. Il y a quelque chose dans le vent, et je sais que Liesel comprend. Je n’ai pas besoin de parler, je n’ai pas besoin de lui dire. C’est là, entre nous, elle comprend que je peux le faire. Je veux l’aider. Parce que je l’aime. Parce que c’est ce que les pirates font entre eux. Ils s’aident. Ils s’aiment.
— Ça prendra du temps, je finis par dire. Mais j’y arriverai.
— On réfléchira à la meilleure façon de faire les choses.
Son sourire m’éblouit plus que la lumière. Liesel n’a jamais arrêté de chercher le ciel mais je sais qu’elle a appris à accepter la mer.
— Je t’aime.
Sa main n’a jamais lâché la mienne.
J’ai pris une semaine pour savourer au mieux tes chapitres, et franchement, je ne regrette pas du tout. C’est doux et mélancolique. Bref, j’aime beaucoup, et cette histoire de vaccin m’intrigue énormément… mais surtout, ce monde dans lequel évoluent Liesel et Vega ✨
C’est toujours aussi beau et doux. J’aime beaucoup la manière dont tu décris cette colère sourde qui émane de Liesel, et la peur qu’éprouve Vega par rapport à tout ça.
(+ j’ai adoré retrouver le titre du récit au détour d’une phrase <3)